Qui l'eût cru?
Organisée par le mouvement Slow Food, la biennale Cheese a rassemblé, à Bra (Italie), les artisans, militants et gourmets des fromages au lait cru. Un univers gourmand où 300 000 visiteurs témoignent de la vigueur de la résistance à la normalisation pasteurisée.
Bra, 30 000 habitants, province de Coni, dans le Piémont italien.
Nos pas résonnent sur les pavés de la vieille ville. Éclats de voix, bruits de bicyclettes, porte qui racle, chants d’oiseaux. Air sans odeurs d’hydrocarbures brûlés. La ville baigne dans les sons de la vie quotidienne sans automobile ce qui lui donne l’univers sonore d’un gros hameau de campagne. Plus on se rapproche du centre-ville, plus l’air se parfume d’effluves fromagères. Des arômes de tome de brebis, de vache, de chèvre. Parfois de parmesan chauffé par des pâtes ou d’asiago sur une tartine grillée. Pendant quatre jours Bra accueille Cheese,le festival international de fromages au lait cru et aux produits laitiers artisanaux. Unique au monde. La quatorzième édition est sur le thème « le goût des prairies » ce qui donne le ton des débats avec l’horizon indépassable du changement climatique, des « ateliers du goût », des films et rencontres qui ponctuent l’évènement.
Cloche à fromages
Castelmagno d'alpeggio - photo Alberto Peroli ©
Au pied des façades pastel des immeubles et de l’architecture baroque des monuments, les commerces de bouche ont sorti les tréteaux pour offrir des stands de dégustation de fromages et de charcuteries : les fromages d’AOP locales (Bra, Castelmagno, Murazzano, Raschera) ou régionale (tomme piémontaise), voisinent avec la saucisse de Bra - à la viande de veau que l’on mange crue ou cuite- et le jambon cru de Cunéo. Même les pharmacies ont mis leur vitrine au tempo de l’évènement avec de fausses meules. Le centre-ville est métamorphosé en gigantesque cloche à fromages.
La via Marconi est devenue l’avenue des « sentinelles du goût » (des presidia en langage Slow Food). Une foule débonnaire déambule parmi les fromages repérés par Slow Food pour faire partie de son Arche du goût. Derrière les fromages, des membres des communautés qui les produisent : bergers, vachers, éleveurs, fromagers, affineurs, venus de 14 pays. L’étalage fromager, crémier, laitier, se prolonge dans les rues adjacentes. Bien sûr, chacun tend la main vers l’assiette de dégustation la plus proche… le verre de Barolo, de Barbera ou de Nebbiolo n’est pas loin. Et on bavarde sans fin sur la place essentielle du lait cru et des savoir-faire artisanaux dans la réussite d’un fromage.
Une rareté savoureuse
Roberta et Alex - photo Paol Gorneg/Skeudennou ©
Roberta, sourire aux lèvres, confie être de la troisième génération familiale à emmener ses 250 vaches piémontaises en alpage pendant 3,5 mois. Une race mixte qui a plutôt été sélectionnée pour la viande d’où son caractère culard et le peu de lait qu’elle donne, environ 10 litres par jour. Chaque jour, Roberta et Alex transforme sur place la traite quotidienne en fromage, ce qui donne une production de 300 fromages par an. Un « marché » d’initiés. Des tommes goûteuses où s’expriment les arômes des pelouses alpines de Valanghe qui leur valent d’entrer dans l’arche du goût et Roberta et Alex dans la famille des « sentinelles ». Le reste de l’année, les piémontaises broutent dans le Val Maira, leur lait va à leurs veaux et le jour venu, les vaches vont au couteau du boucher. La viande des piémontaises est réputée pour son goût et sa tendreté.
Transhumance
Brebis Sambucana en alpage - photo Paolo Andrea Montanaro ©
Pratique pastorale ancestrale reconnue par l’UNESCO, cette migration saisonnière du bétail a permis de sélectionner des animaux robustes, efficaces, résistants et faciles à gérer. Elle a aussi façonné les relations entre les communautés rurales, les animaux et les écosystèmes, donnant naissance à des paysages (chemins herbeux permettant aux animaux de se nourrir pendant le trajet, alpages), des rituels, des festivals, des coutumes sociales, des modes d’habitat, une gastronomie. Le dépeuplement des zones montagneuses, le déclin du pastoralisme, l’industrialisation de l’élevage, affectent le maintien des alpages et, en plaine, des prairies naturelles. Autant d'écosystèmes complexes, avec lesquels l'homme interagit, qui entretiennent la biodiversité végétale, animale et microbienne. Rien à voir avec les prairies temporaires semées, fertilisées, fauchées ou broutées. Sujet amplement débattu à Cheese où Giampiero Lombardi, professeur au département des sciences agricoles, forestières et alimentaires de l'université de Turin, a insisté sur le rôle des prairies permanentes dans le stockage du carbone, la biologie du sol, le cycle de l’eau. Et le crime écologique de leur labourage, désormais interdit en Europe, mais aussi celui de leur bétonnage en parking de zones commerciales.
Le goût des prés
Végétation d'alpage- photo Paolo Andrea Montanaro ©
Ici, à Bra, tout le monde est convaincu du lien entre les arômes subtils des fromages et le bouquet végétal des prairies naturelles broutées. Les plus férus vous expliquent que les produits laitiers issus d'animaux élevés au pré sont plus sains, car ils sont plus riches en substances bénéfiques, tels les polyphénols, et présentent un rapport optimal entre les omégas 6 et les omégas 3 ce qui n’est pas le cas des fromages industriels.
Les Français sont venus en caravane des huit sentinelles nationales. Un périple qui a permis de développer des liens entre sentinelles, d’échanger sur les pratiques, problèmes et solutions. Ils sont partis de Camembert, où seules deux fermes fabriquent encore du Camembert Fermier Naturel, fait exclusivement au lait cru bio de vaches normandes nourries de l’herbe et du foin de la ferme, sans ensilage. Ils sont arrivés à l’heure de la traite à Égliseneuve d’Entraygues (Puy de Dôme) où sept producteurs transforment le lait de leurs vaches Salers en fromages Salers Tradition, et quatre en AOP Saint-Nectaire fermier. Puis la petite troupe a fait escale au pied de l’Urkulu (Pyrénées-Atlantiques) pour retrouver les producteurs de fromage au lait cru de brebis d’Estive des Pyrénées Basques, élaboré exclusivement, de mai à septembre, entre 600 et 2000 mètres d’altitude, dans les etxola ou cayolar (habitat des bergers). Même démarche dans la région de Gourdan-Polignan (Haute-Garonne), pour les fromages d’Estives des Pyrénées Béarnaises au lait cru de brebis Basco-Béarnaises à pâte pressée non cuite, faits par 70 fermiers pendant la transhumance, de juin à août, dans les vallées d’Ossau, Aspe et Barétous, entre 900 et 2000 mètres d’altitude. Puis la caravane a marqué une étape à Montesquieu (Lot et Garonne) chez les fabricants de Pélardon Affiné, un fromage au lait cru de chèvre Saanen ou Alpine, ensemencé avec du petit lait de la ferme. Ils sont ensuite passés à La Roque d’Anthéron et à Forcalquier, visiter leurs compères de la Brousse de Rove. Un fromage frais au lait cru de chèvres du Rove (reconnaissable à ses cornes torsadées), pâturant toute l’année dans les collines de l’arrière-pays méditerranéen. Elles s’y repaissent de plantes rustiques – genêts épineux, chênes kermès – qui donnent son goût typique à la Brousse. La Brousse du Rove est la plus petite AOP fromagère d’Europe.
À ces six sentinelles historiques s’ajoutent cette année le Bleu du Queyras, appelé aussi Girardin ou Ceillac Bleu selon la durée d'affinage. Un fromage de montagne à pâte persillée, fabriqué au moins depuis le XIXe siècle, avec du lait cru de vaches Tarine ou Abondance qui paissent dans les alpages de l'Est des Hautes-Alpes, notamment dans les massifs et vallées du Briançonnais, de l'Embrunais, du Champsaur et du Valgaudemar. La dernière étape caravanière fut pour la tomme de La Brigue, du nom de ce bourg de la haute vallée de la Roya (Alpes Maritimes), faite avec du lait de brebis Brigasque qui donne à cette pâte pressée un arôme intense, avec des notes végétales de foin et d'herbes aromatiques et des notes fruitées de noix, de framboises et d'abricots.
Fromages en danger
Axridda di Escalaplano - fromage sarde enduit d'argile - photo Paol Gorneg/Skeudennou ©
Ces bonheurs du palais sont menacés par les dangers qui pèsent sur leurs savoir-faire, par la pression des normes dictées par l’industrie laitière, par le changement climatique. Sécheresses et irrégularité des précipitations mettent en péril les prairies permanentes. Les espèces végétales vont évoluer. Les périodes et temps de fréquentation aussi. Les alpages grimper en altitude. Pour se mettre dans la dynamique de la transition climatique, dans les contreforts des Dolomites, la coopérative Lattebusche a décidé de convertir leur pratique traditionnelle des pâturages en bio. Directeur de la coopérative, Antonio Bortoli, explique : « Nous sommes passés d'une gestion traditionnelle à une gestion biologique des pâturages, en payant le lait plus cher. Aujourd'hui, nous produisons du lait et des yaourts biologiques de haute altitude. La différence de goût et de qualité des protéines entre ce lait et celui des animaux élevés de manière conventionnelle est énorme, grâce à la diversité de leur alimentation. La défense de ces pâturages et des agriculteurs qui les exploitent est essentielle pour la santé de cette région de montagne ». Pas de transition sans l’assurance d'un revenu suffisant pour les éleveurs. La passion du bien produire ne suffit pas à faire vivre, ce qui fait dire à Carlo Petrini, fondateur de Slow Food, que la politique a le devoir de soutenir ceux qui font du bon travail (…) Les comportements vertueux doivent être récompensés équitablement. Nous ne pouvons plus parler de qualité sans en payer le prix, nous vanter d'être les meilleurs au monde et jouer le jeu de la réduction des prix. Le droit à la qualité appartient à tous et nous avons l'obligation de le reconnaître à sa juste valeur. Le travail que les éleveurs accomplissent en prenant soin de l'écosystème et en revitalisant les zones qualifiées à tort de marginales n'a pas de prix ». Dans cet esprit, Slow Food cartographie les prairies permanentes en Italie et veut « fournir aux consommateurs des outils pour identifier les produits qui en sont issus » précise Barbara Nappini, présidente de Slow Food Italie.
Protéger les paysans
Photo Marco Bruzzo ©
À l’initiative de la caravane française, Nicolas Floret, président de l’association Fromages naturels de France, membre de la communauté Slow Food, pointe d’autres dangers que le climat notamment leur peu de visibilité du fait que, sous pression des industriels laitiers, 25% des AOP sont au lait pasteurisé, thermisé ou écrémé. À cela s’ajoute la faible représentativité des producteurs de fromages fermiers dans les instances de décision de certaines AOP, le manque de formations disponibles sur les recettes traditionnelles au lait cru, des laits de moins en moins riches, le prix du foncier agricole. Il voudrait que le réseau des communautés de sentinelles devienne « un rempart contre les tendances lourdes de la pasteurisation et de la grande distribution, que certains voudraient présenter comme la panacée » et relève les défis « du changement climatique dans la zone de production à l'établissement de nouvelles Sentinelles Slow Food, en passant par les engagements en matière de bien-être animal et l'utilisation de ferments naturels. Enfin, et c'est le plus ambitieux, nous souhaitons créer un système participatif de garantie pour protéger les producteurs ». Une piste à explorer pour enrayer les difficultés économiques de l’agriculture bio aujourd’hui. Et un rendez-vous stratégique à prendre avec les mangeurs.
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