Une colère qui vient de loin
Le scrutin européen éclaire une contestation des élites au pouvoir à Bruxelles et dans les parlements nationaux. Une colère plus massive encore contre les partis français de gouvernement. Bien au-delà de l’actuel gouvernement, c’est la traduction d’un rejet de 30 ans de globalisation des échanges et de financiarisation de l’économie.
Dire « Non » est le premier acte d’indépendance d’un enfant. Cela participe de la construction de la personnalité d’un individu. Pour autant, à l’âge de voter – que l’on s’accorde à qualifier d’âge adulte, c’est-à-dire responsable de ces actes envers la société – cet acte de négation devient un demi-acte citoyen. Un demi acte car briser l’existant sans projet hypothèque l’avenir. Et le projet nationaliste du RN n’est pas un projet mais une régression générale. On ne vit pas contre les Autres mais avec. Si on n’accepte pas ce constat, il n’y a plus de société mais une secte en guerre contre tout le monde. Une dictature quelle que soit la couleur de son drapeau.
Reprenons le film de ce qui s’est passé dimanche. Le vote aux élections européennes a montré une exaspération certes envers la politique européenne, mais surtout envers le président français. D’ailleurs, la campagne des européennes en France s’est faite sur un objectif national – déboulonner Emmanuel Macron – et le peu d’Europe qui pointa dans la campagne ne fut pas pour amender ce qui ne va pas mais pour en faire porter la responsabilité au gouvernement français. L’enjeu européen a été détourné sur et par les enjeux nationaux. Enterré le destin commun européen. Il y a mille raisons de ne plus supporter la politique européenne et un million de raison de ne plus supporter Emmanuel Macron. Néanmoins faut-il en vouloir d’une part à l’Europe d’autre part à la République ?
Ouvrir les yeux
Les politiciens français, de gauche comme de droite, ont joué sur l’exaspération des électeurs envers leur incapacité depuis des décennies à changer la dégradation générale des conditions de vie. Ces politiciens n’ont pas compris qu’ils étaient tous visés par cette exaspération. Ils ont tenté de canaliser la colère contre le bilan de leurs concurrents. Or, le bilan est celui de l’Europe héritée de Jacques Delors, celle qui, à marche forcée, a fermé les portes du commerce international sur la base de contrats entre parties qui se respectent, pour ouvrir grandes les vannes de la globalisation des échanges selon la loi du plus fort. Globalisation dont la boussole n’est plus le travail et les biens à échanger mais la spéculation financière illimitée. Globalisation dirigée par une élite « nomade » qui passe d’un ministère au conseil d’administration d’une grande entreprise, qui s’expatrie autant que de besoin, qui passe de la banque à la présidence d’un état. Une élite dirigeant des entreprises dont elle ignore les rudiments des métiers qui font sa richesse. Une élite, forcément urbaine, ignorante des vies qui se construisent dans la relation à un territoire et celles et ceux qui le peuplent. Une élite hors-sol. Globalisation qui vous plonge dans la douleur d’accepter, que malgré tous vos efforts, vos enfants aient une vie plus difficile que la vôtre. Et aucun parti n’a jamais eu l’idée, ou la dignité, de faire un vrai bilan - économique, social, écologique, politique, géopolitique - des politiques européennes depuis 1962. Une façon, de mandat en mandat, de construire sur du sable.
Un grand bourbier de souche
Ce sont des PDG « bien français de souche » qui ont délocalisé leurs usines et non pas des immigrés syriens ou afghans. Ce ne sont pas des immigrés nigériens ou maliens mais des PDG et leurs floppées de managers qui ont réclamé le maintien de l’ordre contre la contestation des licenciements, qui ont optimisé leurs milliards pour échapper à l’impôt, conseillés par la fine fleur des écoles de commerce. Ce ne sont pas des Turcs ou des Algériens mais des hauts-fonctionnaires tous sortis des mêmes grandes écoles qui ont détricoté les services publics, qui ont sabordé leur mission d’entretien de la République, qui ont mis la France rurale et celle des banlieues en déshérence. Ce sont des chimistes bien français qui renouvellent les autorisations d’empoisonner tout le monde et en premier nos enfants avec les pesticides dans l’eau et la nourriture. Ce sont leurs cousins bien-pensants, bien propres sur eux, qui font de la science une opinion et contestent l’urgence climatique et écologique. Pire, qui accentuent les pratiques destructrices des grands équilibres de la planète, au point de la mettre sur une trajectoire invivable à l’horizon du siècle prochain. Bref, une ribambelle de gens tout ce qu’il y a de plus respectables, aimant l’ordre, la famille et le travail, dont les intérêts ont toujours été protégés par le FN puis le RN au Parlement européen. Pas un immigré n’est responsable de cette dérégulation générale (du travail, du commerce, des règles sociales) qui est une guerre qui ne dit pas son nom contre tout ce qui fait société. Une guerre économique contre l’humanité.
Ras le bol du mépris
Une petite clique de « fumiers de souche » est en guerre contre l’humanité. Ils se préparent même à la quitter à en croire la littérature libertarienne et post-humaniste dont ils sont friands. Ils ont dépassé le concept marxiste de « classe », d’exploitation de la classe ouvrière : son remplacement par les robots est acté. Ces fumiers de souche sont au-delà de la vision de bénéfice commercial sur un bien (même si tant que ça dure, ils font rendre gorge au client). Avec le numérique, ces rats du nouveau monde virtuel sont au stade du bénéfice sur nos pensées, sur la moindre info, vraie ou fausse, qui traine. Ils empochent sur du flux de clics. Sur du faux.
Ces gens-là, bien-mis, bien-nantis, se reproduisent entre eux, chassent en petite meute, comme les loups. Avec des mâles et des femelles alpha ou oméga. Ces gens-là vous toisent de très haut. Jamais dans son histoire, l’Humanité n’a eu de fumiers si hauts perchés. Ils vous adressent la parole avec une condescendance si révoltante, qu’en 1789, elle leur eût valu l’échafaud.
Une condescendance insupportable, humiliante, nourrissant un ras le bol général du moi-je-sais-mieux-que-vous-ce-qui-est-bon-pour-vous des héraults de la droite qui, invariablement, se traduit pour les autres par se serrer toujours plus la ceinture. Marre des élites de gauche qui acceptent la dictature du marché financier sur tous les versants de ce qui fait société (école, service de santé, transports) ou qui relève du bien commun (eau, biodiversité). Ras la casquette des élites écolos qui mettre l’accent sur les orientations sexuelles plus que le revenu, la santé, le logement, l’école et le climat. Qui communautarisent au lieu de faire société. Qui trouvent normal de supprimer d’un trait de plume l’automobile thermique pour la remplacer par des voitures électriques hors de prix, hors d’atteinte des millions de gens qui ne peuvent plus bricoler une vieille voiture pour aller au boulot ou prendre l’air. En plus, avec une moue de dégoût, on traite l’économiquement faible de vilain pollueur. Sans imaginer d’autres alternatives (il en existe pourtant ailleurs) que de faire d’impossibles économies pour 2035. Sans penser un seul instant que la voiture en zone rurale est un indispensable outil de liberté. L’idée de se retrouver ou à pied ou hors-la loi dans dix ans a mené aux urnes des gens qui rarement votaient aux européennes. L’idéologie techno-écolo de la voiture électrique a fait trébucher l’Europe.
Isoloir-défouloir
La colère contre les élites sourdes à la réalité monte depuis longtemps : mouvements pour les retraites, Gilets jaunes, agriculteurs … Une colère aveugle car il est de plus en plus rare d’identifier un vrai responsable de vos problèmes à qui s’adresser. D’avoir quelqu’un en face de soi pour parler d’être humain à être humain. L’irresponsabilité fait système sur le dos du lampiste. Ce n’est jamais la faute du directeur général ou du chef de service, c’est toujours celle de la décision opaque d’un conseil d’administration ou d’un règlement ou la faute à l’ordinateur. L’individu est renvoyé à sa solitude, alors l’élite s’adresse à lui pour lui ouvrir une seule issue : la réalisation individuelle, en compétition contre tous les autres. La compétition est un nouveau masque de la haine ordinaire. Et le citoyen disparait sous l’individu. Le vote de dimanche est d’abord le cri de millions de solitudes contre la brutalité de la globalisation. Parfois, un cri de haine dans le secret de l’isoloir.
Le vent mauvais des postures
Le RN n’a eu qu’à flatter la colère et le désespoir de nos concitoyens, en prenant soin d’apparaître comme n’ayant jamais participé au « système », alors qu’ils ont font partie depuis la première participation de Jean-Marie Le Pen à une élection. Sur les marchés, dans les usines, le RN reprend l’antienne communiste du « demain on rase gratis » et se veut le porte-voix du peuple. Toute colère est bonne à cultiver. Au Parlement européen, loin des regards des gens appauvris et malmenés par la globalisation financière, le RN vote contre la résorption des écarts de salaires entre les femmes et les hommes. Contre le salaire minimum européen. Contre la revalorisation du personnel soignant. Contre le plafonnement des aides de la PAC. Contre la lutte contre les abus (travail forcé, pollutions) des multinationales. Contre l'adoption de la loi pour la restauration de la nature. Contre l’accord pour la protection de l’indépendance des médias. Contre la résolution condamnant la tentative d'assassinat d'Alexeï Navalny et contre celle condamnant les violences commises par le groupe Wagner. Combien d’électeurs de dimanche ont lu le programme du RN ?
Au mauvais vent des doubles postures, le pari nauséabond du syndicalisme agricole majoritaire d’éliminer les écologistes du Parlement européen s’appuie sur les mêmes ressorts populistes que le RN. La colère hivernale des agriculteurs européens était légitime face à la chute de leurs revenus, atteints par la hausse de l’énergie, les prix bas pratiqués par l’industrie agroalimentaire et la grande distribution, les importations liées aux traités de libre-échange, les aléas climatiques et la déstabilisation des marchés par l’ouverture des frontières de l’UE aux exportations de céréales ukrainiennes. Causes (à part l’énergie et la guerre) qui s’enracinent dans la mise en concurrence de l’agriculture européenne avec celle du monde entier. Une politique négociée avec les syndicats agricoles européens majoritaires. Un modèle agronomique et économique fortement climaticide (19% des émissions de gaz à effet de serre) et écocide (pollution des sols et des eaux par les pesticides, arrachage des haies, comblement des ruisseaux, arasage des talus pour satisfaire l’utilisation de gros matériel agricole sur de grandes surfaces). Un modèle qui vise plus l’exportation que la consommation intérieure. Qui détruit l’autosuffisance et la souveraineté alimentaires européennes. La FNSEA, le COPA, ont canalisé la révolte du niveau de vie sur les lois de protection de l’environnement qui encadrent l’usage de l’eau, des pesticides, des engrais de synthèse, celles qui permettent la restauration des écosystèmes, la réduction des émissions de gaz à effet de serre et la protection de la santé publique. Lois qui permettent l’adaptation de l’agriculture au chaos climatique et garantissent une alimentation saine. La manipulation désinformatrice a été parachevée en orchestrant la confusion entre mesures écologiques qui relèvent de la science (climat, biologie des sols, cycle de l’eau, du carbone, de l’azote) et responsabilité des Verts. Or, les élus écologistes n’ont jamais eu de Commissaire européen à l’Agriculture, ni d’autorité sur la PAC, ni de ministre de l’agriculture. Manipulation réussie à voir le vote RN des campagnes françaises. L’Europe a perdu sa feuille de route climatique. Il faudra un jour que les responsables en répondent devant les tribunaux internationaux.
Le Président des Grands comptes
Depuis des mois, le président français met en scène et en selle le RN. Certains y voit un démarche égotique répondant au besoin de jouer le sauveur sur l’air de moi ou le chaos. Certes, Macron est un hypertrophié du moi-je, mais sa stratégie est plus cynique et laisse entrevoir son vrai métier : banquier d’affaires. Sa succession présidentielle ne lui importe que si elle lui permet de retourner aux affaires, à la finance, à la spéculation boursière, son véritable ADN. On imagine aisément ses amis, ses mécènes, jouer de l’ego présidentiel pour éclairer sa mission : c’est à lui, président, qu’incombe la responsabilité historique de protéger la Bourse face au risque de voir une gauche radicale emporter le prochain scrutin présidentiel. En vérité, en faisant le lit du RN, le président-banquier fait ce qu’il sait faire de mieux : gérer les Grands comptes. On pense au tragique « Mieux vaut Hitler que le Front populaire ». À celles et ceux qui avanceront qu’en agissant de la sorte, Emmanuel Macron est sorti de son rôle de président de la République soit, mais a-t-il été un seul instant dans son rôle au long de ses mandats ?
Assassiner l’Europe
Et l’Europe ? Qui s’est souvenu ses dernières semaines qu’elle fut, à sa fondation, paix, élévation du niveau de vie et émancipation. Qui s’est rappelé qu’après l’avoir soutenue comme rempart contre l’expansion soviétique et son idéologie communiste, les États-Unis n’ont eu de cesse, dès la Chute du Mur de Berlin, d’entreprendre le démontage de l’Union européenne. Par simple appétit de marché et par intolérance à l’égard d’une entité politique plus puissante qu’eux économiquement. Pour ce faire, ils ont forgé une boîte à outils juridique – l’Organisation mondiale du commerce – et disposait d’un lubrifiant imposé dès juillet 1944, le dollar.
Les dirigeants européens de l’époque se sont saisis de l’OMC et, à partir de 1992, ont injecté à doses de plus en plus fortes le poison ultra-libéral dans les veines de la vieille dame humaniste. Le vote de dimanche est une tentative malhabile de remède de cheval à la longue maladie.
Trente ans durant lesquelles tous les gouvernants ont sapé l’éducation républicaine, trahi la citoyenneté, bradé les biens communs, encouragé le communautarisme. Trente ans d’extermination du tissu économique industriel, rural, agricole. Pour ce scrutin, tous les partis politiques ont brouillé les cartes : celles des lieux et des niveaux de débat, de décisions politiques, de régulation. Mélangeant national et européen. Pour éviter de débrancher l’intraveineuse libérale. Pour éviter le bilan.
La dissolution française est un coup de poignard à l’Union européenne. Un abandon de l’Allemagne elle aussi dans la tourmente de l’extrémisme néo-nazi. Un mépris pour tous les pays européens dont beaucoup d’électeurs ont mieux géré leur colère, préservant un Parlement européen démocratique. Mais en France on semble juger le résultat de ces élections européennes au prisme du désastre français. Désastre lamentablement aggravé par la dissolution. La France s'isole.
Par où la sortie ?
Il n’y a pas de lendemain qui chantent. Il faut stopper les bobards. Avoir le courage politique de répéter ce que disent les scientifiques : l’urgence est climatique et écologique. Le courage de dire aux troupes de tous les partis que face à ce double défi, chaque camp a besoin de tous les autres pour trouver dans la paix sociale les chemins de la résilience. Le dérèglement climatique frappe sans se soucier des opinions politiques ou des fortunes. Cette métamorphose de nos habitudes et de nos économies n’est acceptable que si elle permet la réduction des fractures sociales, éducatives, sanitaires. Cela passe par un retour à la géographie physique et humaine, par un retour aussi à la délibération collective pour dégager les priorités selon les régions. Cela passe par de saines confrontations de point de vue à partir de l’acceptation du constat scientifique de la situation. Cela passe par une régulation de la finance et un retour à des échanges internationaux équilibrés. L’Europe a la puissance pour le faire, pas un pays seul. C’est de plus d’Europe que nous avons urgemment besoin.
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Gilles Luneau, rédacteur en chef de GLOBAL