© Anne Van Der Stegen - Marse­i­lle dans la peau, 2011

Tatou'Art !

Longte­mps relégué à un art pri­mitif, signe de marginalité, le tato­uage entre par la grande porte dans l’histo­ire de l’art à Marse­i­lle. Au musée de la Vi­ei­lle Charité, l’expo­si­tion Tato­uage – histo­ire de la Médite­rranée révèle - des corps antiques marqués de gré ou de force aux œuvres des créate­urs conte­mpo­rains - le po­uvoir de transmission, d’identifi­cation, de subve­rsion de cette forme arti­stique méconnue et so­uvent mal perçue. Les non tatoués sont les bi­envenus.

C’est la si­mple et so­mptueuse robe noire créée par Yacine Aouadi pour se­rvir la féminité de Cate Blan­chett lors de la présentation de Carol le film de Todd Haynes, qui vous accuei­lle dans l’expo­si­tion. Ses manches ajourées brodées de motifs spécifiques aux tato­uages orne­mentaux modernes donnent immédiate­ment le ton : le tato­uage n’est pas réservé aux vo­yous.

Wahil, 2017 ©️ Wahil, Marse­i­lle, 2017 Yohanne Lamoulère/Tendance Floue

Ex­pre­ssion de soi, de son identité, signe de rallie­ment ou d’appartenance à un co­llectif, le tato­uage inte­rroge le corps comme support d’art et d’inti­mité

Mar­queur de po­uvoir autant que d’inti­mité

Le tato­uage trave­rse les âges, les te­rri­to­ires et les sociétés. Consécuti­ve­ment transgre­ssif, pro­te­cteur, médi­cinal, sacré, orne­mental, sa résurgence conte­mpo­raine parle en profondeur du be­soin renouvelé d’identité, de mémoire et de narration de soi. Le mot « tato­uage » a été in­troduit dans la langue française à la fin du XVI­IIe siècle, dérivé du terme polynésien « ta-atua » rapporté par James Cook. Mais il s’agit pour l’heure du po­urtour médite­rranéen. Aucun lien avec les tato­uages des îles du pacifique, ni d’ai­lleurs. L’expo­si­tion re­trace l’histo­ire fragmentée du tato­uage en Médite­rranée, à travers techniques, usages, ci­rculati­ons culture­lles et motifs partagés entre l’Europe, l’Afrique du Nord et le Moyen-Ori­ent. Dès l’Anti­quité, le tato­uage est po­rteur d’en­jeux rhéto­riques et po­litiques : les représentati­ons associées au po­uvoir, à la so­umission ou à l’émanci­pation sont au cœur de l’expo­si­tion, qui mobi­lise les appo­rts des études po­stco­loniales. En Grèce antique et dans l’Empire ro­main, « le tato­uage avait aussi une fonction stigmati­sante, mar­quant les individus considérés comme mons­trueux, étrangers, cri­minels, ou es­claves. » est-il écrit dès l’entrée de la première salle du musée. Chez les Grecs anci­ens, on parlait de « stigma » se­rvant à mar­quer, so­uvent au fer rouge, des es­claves, du bétail, ou des cri­minels. Le tato­uage entre au musée non plus comme une curi­osité ethnographique, un geste esthétique ou un stigmate so­cial mais comme un langage à part entière, digne d’un regard cri­tique, d’une mémoire co­llective, d’une valeur patri­moniale assumée : « c’est un acte po­litique, histo­rique et culturel », précise Ni­co­las Misery co­mmissaire général et sci­entifique, dire­cteur des musées de Marse­i­lle.

 

Constantin Jean Marie Prévost Le tato­uage du mate­lot, vers 1830©️Mairie de To­ulouse, musée des Augustins

Em­pre­inte du méti­ssage

Au fil des salles, l’expo­si­tion suit le fil rouge d’un récit co­m­plexe qui mêle an­thro­po­logie, histo­ire de l’art, archéologie ou encore les récits de co­lonisation et de déco­lonisation. Une multi­tude de récits fragmentaires s’accordent et s’unissent sous nos yeux. De l'Italie à l'Algérie, des Balkans à l'Iran, de l'Espagne à Chypre, on ex­plore les pratiques du tato­uage de l'Anti­quité à la culture conte­mpo­raine, depuis les premières traces re­trouvées en Égypte en Syrie et dans les Cy­clades. On peut suivre l’évo­lution de ses usages médi­caux, re­ligieux, po­litiques puis esthétiques. On peut co­m­prendre co­m­ment le tato­uage est devenu l'ex­pre­ssion de l'identité marse­i­llaise dépassant les noti­ons d'orne­ment, de pro­phy­laxie, de condamnation qui lui sont attachées. Il devi­ent ainsi le puissant révélateur des ci­rculati­ons, des échanges, des conflits et des méti­ssages qui ont façonné notre région du monde. Comme l’écrit Ni­co­las Misery « Faire en­trer le tato­uage au cœur des musées, c’est raconter la façon dont il illustre les do­minati­ons et les émanci­pati­ons, co­m­ment il relie les histo­ires intimes à ce­lles, co­llectives, puissantes, des échanges culturels, des migrati­ons et des co­lonisati­ons. Marse­i­lle devi­ent le cadre idéal pour honorer cet art unive­rsel mis au ban durant trop longte­mps. Parce qu’ici, le tato­uage n’est plus si­m­ple­ment un art du corps : il est un art de la ville, une manière d’habi­ter et d’être habité, de conce­voir son existence dans le co­llectif, dans le pe­uple d’une cité ».

Afrique du Nord inspirée

Robe créée par Yacine Aouadi pour Cate Blan­chett, portée lors de la présentation de Carol, film de Todd Haynes, au 53ème festi­val de New-York, 2015 - Photo ZAL©️

En Afrique du nord, l’évo­lution du tato­uage amazigh (berbère) a inspiré no­mbre d’arti­stes. En Algérie, au Maroc, en Tunisie, trois générati­ons de créate­urs – Samta Benyahia, Farid Be­lkahia, Mohammed Ben Meftah, Ahmed Cherkaoui ou Denis Martinez – ont puisé dans le tato­uage un langage arti­stique conte­mpo­rain, po­rteur d’une mémoire po­pulaire, spi­ri­tue­lle et so­uvent féministe. Cela n’a pas échappé aux co­mmissaires de l’expo­si­tion : « Le tato­uage est une pratique profondément enracinée dans les traditi­ons amazighes du Maghreb, couvrant des régions te­lles que l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, la Libye, ainsi que ce­rtaines parties du Mali, de la Mauri­tanie et du Niger. Pratiqué depuis le Néoli­thique, il se caractérise par des motifs géométriques inspirés de l’al­phabet tifinagh, comme des ce­rcles et des che­vrons. Princi­pale­ment réservé aux fe­mmes, le tato­uage marque des étapes impo­rtantes de la vie, te­lles que le statut so­cial et la si­tuation mari­tale, tout en ayant une dimension spi­ri­tue­lle, offrant une pro­te­ction contre le mauvais œil. Bien que la pratique ait diminué au XXe siècle, elle connaît aujourd’hui un renouveau, parti­culière­ment parmi les jeunes et les diaspo­ras, comme un moyen de réap­pro­pri­ation du patri­moine culturel et de fierté ».

Tato­uage – histo­ire de la Médite­rranée, jusqu‘au 28 se­pte­mbre 2025 - Centre de la Vi­ei­lle Charité, 2 rue de la Charité - 13002 Marse­i­lle

Ouvert du mardi au dimanche de 9h à 18h. Gratuit le 1er dimanche du mois. Tél. : 04 91 14 58 80

 

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