Intelligence naturelle
Laurent Gervereau, historien du visuel et philosophe, président de Nuage Vert-musée mobile vallée de la Dordogne, nous propose de renforcer notre lien à la réalité par de la muséothérapie, aussi indispensable à ses yeux que le lien à la nature. Pour ne pas perdre nos repères en ces temps d'artificialisation et de virtualisation de tout.
Notre univers terrestre est « croûteux », il fonctionne en strates dans l’espace (la planète et sa biosphère) et dans le temps (l’Histoire stratifiée du local au planétaire). C’est ce que les humains ne veulent pas comprendre quand ils s’obstinent sans réfléchir à tout ramener à leur espèce et à morceler la géographie dans des frontières résultat de leur histoire.
Faisons donc un peu de local-global. Partons d’un micro-sujet que je connais bien, car c’est une des passions désespérées de ma vie (les musées), pour extrapoler sur le cadre général de notre rapport au « réel » avec l’IN (Intelligence Naturelle).
Inventons une muséothérapie
Les musées sont un peu comme nos squares. Ils sont regardés comme mortifères par beaucoup, alors que ce sont de précieux conservatoires, tandis que les squares végètent souvent dans des plates-bandes loin du jardin planétaire mais forment pourtant des lieux de vie collective, des îlots urbains indispensables.
Au Canada, les médecins prescrivent du « temps en nature ». Il ne s’agit pas seulement comme les Japonais d’enlacer des arbres ou de se promener en forêt mais même d’aller dans des espaces publics végétaux des villes. Pourquoi ne prescririons-nous pas du « temps en musée », c’est-à-dire une muséothérapie destinée à avoir un petit bain de réel à travers des objets originaux ?
Du réel ? Loin des modes « immersives » où le musée devient un prétexte à spectacles et projections (ce qui est d’un autre ordre), la fonction de base du musée est la protection d’un patrimoine artistique ou historique ou scientifique. Il permet de proposer œuvres ou objets ou documents à la vue directe.
Ce retour vers le réel va en effet devenir indispensable pour avoir des repères et de l’émotion au temps du virtuel omniprésent. Car chaque pièce « parle » ou doit parler. En 1998, j’avais interrogé dans l’exposition sur l’histoire de l’immigration au musée d’Histoire contemporaine des personnalités d’origine étrangère sur un objet –souvent dérisoire— qui évoquait ces origines. Aucune valeur financière, une valeur affective immense comme la truelle du père de Cavanna.
Au temps de l’ubiquité où nous ne semblons exister que par nos doubles médiatiques et ne comprenons l’univers que grâce aux écrans, ce que j’ai appelé la « vision directe », celle de ce qui nous entoure, prend ainsi une valeur fondamentale. Ainsi, parallèlement au « temps de nature », prescrire une « muséothérapie » pour être en contact avec les pièces de notre Histoire, des créations humaines et des sciences, remet au centre la valeur inestimable d’un objet unique qui raconte. Des repères tangibles. C’est d’ailleurs le défi : que les musées racontent des histoires sur chaque élément de leurs collections par une médiation orale directe ou indirecte.
Les vertus de l’IN (l’Intelligence Naturelle)
Ce cas spécifique des musées nous mène vers des considérations plus générales du rapport actuel des humains avec leur environnement. Beaucoup perdent leur vision directe pour être ballotés dans des visions indirectes polluées de publicités et de propagandes dans une guerre mondiale médiatique. Je n’ai pas attendu les « fake news » pour étudier le visuel et Les Images qui mentent. Histoire du visuel au XXe siècle (livre au Seuil) est sorti en 2000, résumant 15 ans de travaux. Désormais, les portables se sont généralisés et ce que j’ai appelé « le temps du cumul » (toutes les images et textes et sons sur le même écran) est advenu.
Pourtant, des phénomènes de résistance existent. Dans la forêt laotienne, j’avais interrogé un chef yao qui venait d’installer une télévision dans son village. Et il m’avait répondu au sujet de ce nouvel objet « Je m’intéresse à ce que je vois », considérant comme fiction tout ce qui était sur écran. Dans nos sociétés, certaines et certains plus radicaux pratiquent la déconnexion.
Le rapport au réel --qui est « notre » réel-- est en fait un rapport de vision directe mais aussi de connaissances indirectes. En effet, nous vivons des choses ici avec le savoir de l’ailleurs et nous ne pouvons ignorer matériellement les pollutions, les changements climatiques ou les migrations planétaires. Voilà pourquoi, par-delà les visions ou croyances du monde, s’accorder sur les connaissances expérimentales des sciences doit être un langage commun. Voilà pourquoi aussi nous entrons dans une grande période où les humains doivent pratiquer ce que j’ai appelé le « tri rétro-futuro », ce qu’on veut conserver et là où on souhaite innover.
C’est bien une remise en question du « progrès », notion très contestable au temps de la relativité et de la nécessité de développer une philosophie de la relativité qui prend en compte le divers. Non pas qu’il faille bannir les escaliers mécaniques ou les médicaments pour le cœur ou le diabète, mais parce que tout « progrès » crée des accidents et nécessite des « régrès ». Ainsi l’IA (Intelligence Artificielle) pose des questions morales et pratiques indéniables. Elle va probablement valoriser à rebours le retour vers la vision directe, imparfaite, artisanale, car l’IN (Intelligence Naturelle, celle des humains) avec ses failles et ses inconstances et ses écarts --personne n’est « normal » et « moyen »-- correspond à nos nécessités de symbiose avec notre environnement, qui lui aussi n’est pas « normal » mais évolutif.
Voici pourquoi il va falloir réévaluer et trier, considérer son rapport direct avec l’environnement, être singulier-pluriel, spécialiste-généraliste, se structurer pour vivre ici et penser les évolutions de notre grande aventure planétaire.
Pour ce faire, parfois il est meilleur de peser ses mots à l’ancienne, par écrit, que de vitupérer en montrant sa trombine.
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